Hozhro

Pour voix, saxophone soprano, quatuor à cordes, orgue microtonal préenregistré et électronique en direct

Partition Hozhro V

Partie V A, avec la permission de actuellecd

Partition Hozhro VI

Partie VI ABC, avec la permission de actuellecd

(Interprètes : Marianne Lambert, soprano; Mathieu Gaulin, sac soprano; Quatuor Bozzini)

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Élaborée à partir de la musique composée en 1991 pour la chorégraphie Îles de Jean-Pierre Perreault, cette cantate, composée en 2003, en conserve la partie d’orgue microtonal (qui sera diffusée sous forme de fichiers-son à partir d’un ordinateur) et la partie vocale de la dernière section (VIA). Les chants d’oiseaux de la dernière section proviennent d’un arrangement de cette section pour le Symposium Sonorité des lieux de la Fondation René-Derouin (Oiseaux migrateurs, 1997). Tout le reste est nouveau.

Les différentes sections de l’œuvre s’enchaînent sans interruption.

Hozhro : la thématique, le texte, le drame, la musique

Hozhro est un terme navajo qui veut dire : harmonie, beauté. C’est un concept central, fondamental de la philosophie navajo. À partir de ce concept, le navajo peut comprendre et orienter sa relation à son environnement au sens large : depuis la relation à son propre corps, aux animaux, plantes et choses inanimées qui l’entourent, jusqu’à sa relation avec les autres humains de sa société. Ce concept détermine même la conception de la santé (ou de la médecine), de la justice, de la mort. Le maintien ou le retour à l’harmonie des fonctions du corps entre elles, du corps avec l’esprit (raison, parole, logos), du coupable avec la société, du mourant avec le grand mouvement de la vie qui le dépasse, l’inclut et l’emporte.

Les textes utilisés dans Hozhro sont du botaniste et écologiste québécois Pierre Dansereau et de moi-même. À partir de ses travaux en écologie végétale, Dansereau a développé des outils conceptuels fondant une écologie humaine. Deux ensembles d’extraits provenant d’écrits de Dansereau sont utilisés ici. Le premier ensemble provient d’un article de 1987 intitulé Les dimensions écologiques de l’espace urbain. Dans le courant de cet article, Dansereau énumère d’une part « les besoins et les droits de l’individu » (dans des dimensions de plus en plus vastes : physiologique, psychologique, social, économique, politique et religieux), « de la société, et de l’espèce humaine », et d’autre part « les forces qui contrarient ces besoins et limitent ces droits ». L’autre ensemble provient de la conférence L’envers et l’endroit que Dansereau prononçait en 1990 au Musée de la civilisation de Québec, où le scientifique laisse s’exprimer ses craintes concernant les dangers qui menacent l’espèce humaine et évoque aussi l’utopie nécessaire du partage et de l’austérité joyeuse.

Parmi les perspectives (ou grilles de lecture) offertes sur les problèmes qui affectent notre monde, celle de l’écologie (de la macro-écologie) est probablement l’une des plus médiatisées actuellement, et semble à plusieurs l’une des plus pertinentes. Mais le sujet dramatique principal d’Hozhro n’est pas l’écologie; l’œuvre ne se veut pas nécessairement un plaidoyer en faveur de l’écologie militante, bien que le compositeur tende à approuver les positions défendues par ce militantisme. Hozhro n’est pas non plus une œuvre de musique/théâtre politique. Un danger guette toute œuvre musicale (ou autre) donnant la priorité à une thèse à défendre, où les mots, le texte prennent le dessus sur la musique et sa nécessité propre. Ici, l’écologie est plutôt un prétexte à la représentation d’une démarche de réharmonisation intérieure qu’effectue le personnage de la chanteuse/actrice. La crise existentielle qui nécessitera un tel « processus de guérison » est ici déclenchée par une conscience malheureuse des macro-problèmes de l’humanité. Mais, à la limite, un crime ou une peine d’amour auraient très bien pu servir d’élément déclencheur pour une démarche similaire. Le choix de ce texte « à thèse » doit donc être compris et relativisé dans cette perspective, et le personnage en l’énonçant devrait éviter de sur-jouer, de faire passer la thèse trop à l’avant-plan, au détriment du réel propos dramatique.

La partition cherche d’ailleurs à doser l’importance relative des contenus sémantiques (véhiculés par les mots) dans cette même optique : par l’intensité variable de la récitation, par le type de récitation (aux côtés du parlé et du crié figurent aussi le marmonné, le chuchoté, voire l’articulation muette). La musique elle-même, par son organisation, sa logique évolutive, va dans le sens de ce même objectif dramatique. Musique et propos dramatique sont intimement reliés.

Étape par étape
La démarche comporte des étapes à franchir. Ici, les bornes de cette démarche sont, au départ, la conscience des atteintes portées à une harmonie idéale (imaginée, mise en mots et en principes, idéalisée) où les besoins et droits légitimes de l’être humain seraient satisfaits et respectés, et, à l’arrivée, la possibilité d’agir réalistement, de contribuer réellement à la dissolution de ces atteintes, à la (re-) construction au moins partielle de cette « harmonie » désirée. Entre ces bornes, on passera par le sentiment d’indignation/impatience provoquée par la conscience de la non-satisfaction de ces besoins; par le sentiment d’impuissance, le découragement, l’angoisse devant l’énormité de la tâche; par le débranchement (un quasi-délire), la déconnection, la fuite dans le sommeil; par la détente essentielle dans le rêve, la poésie, la musique où enfin une réharmonisation intérieure, une ré-énergisation (re-calibration énergétique) peut s’accomplir. Nous avons tous de ces moments où « nos principes » sont heurtés par la réalité, où nous sommes choqués « dans notre âme et conscience ». Il s’agit de dépasser l’impuissance d’abord et avant tout par la conscience et l’acceptation du Temps, des limites d’une vie humaine, de l’action individuelle, sans pour autant qu’il y ait réduction de l’espoir et de la possibilité d’agir. La musique, la poésie, dans tous leurs accents, aident peut-être à accomplir cette démarche, maintiennent les sens et le sens en vie…

Les paragraphes qui suivent cherchent à expliciter cette perspective dramatique et les choix musicaux qui la servent. Tout autant que la musique, le montage que j’ai fait des textes de Dansereau et des textes que j’ai moi-même écrits sert donc cette progression dramatique.

Dans la partie I, il y a cette énumération des besoins issus du premier texte de Dansereau. Le personnage les énonce « comme lisant un manifeste ». Ce n’est pas elle qui a écrit ce texte. Elle le lit avec attention, comme pour s’en imprégner, parce qu’elle y trouve consignés, synthétisés, des principes qu’elle trouve véridiques, qui font écho à ses préoccupations. Les interventions de l’orgue pendant cette lecture agissent comme pertubateurs, comme révélateurs de la dimension des problèmes qui rend toute velléité d’action risible parce que dépassant les capacités même des plus puissants des humains. L’orgue est en fait « le son intérieur » du personnage, le « son de sa conscience », une perception organique du Trop Grand. Ici, ce son surgit régulièrement, six fois, du néant, énorme, distordu parfois, grand comme une église où l’on prierait, petit, sans moyens.

Mais cette conscience des limites n’est pas facile à avaler. Ce n’est pas avant la 3e partie (III) qu’un revirement d’attitude se produira. Maintenant, pendant la section IB (sans orgue) qui suit, le personnage est comme abasourdi, déstabilisé par le conflit intérieur qui a commencé à se créer chez elle, celui de la conscience malheureuse. Elle poursuit sa lecture, marmonne maintenant une théorie d’où ressortent violemment quelques mots, résumant ironiquement les dimensions croissantes où s’inscrivent les problèmes (dans la terminologie de Dansereau : l’homme extérieur, la famille, la maison, le voisinage, l’établissement, le paysage, le pays, la planète).

Au moment où cette conscience théorique semble avoir tout ramené à cette série préhensible de concepts, l’orgue revient (IIA) avec une musique organisée en deux couches. Dans la première, ses interventions, régulièrement espacées mais en arpèges descendants de plus en plus rapides, semblent à la fois provoquer le lancement de ces slogans proférés en latin (voix de la morale?…) et à forte voix par le personnage, mais aussi répliquer à ces slogans. En fait, ces interventions encadrent la voix. À une conscience du Trop-Grand, le personnage veut opposer un moteur, des mottos mobilisateurs; ici, il est dans le manifeste, il devient apôtre. Mais sa propre conscience veut l’emmener plus loin.

La deuxième couche de l’orgue, faite d’une progression d’accords insérés de plus en plus nombreux entre les arpèges de la première couche, de plus en plus forts, agissent ici aussi comme un carcan temporel de plus en plus serré imposé à la récitation d’une deuxième couche textuelle, d’abord chuchotée, mais de plus en plus projetée jusqu’au cri, alors que le carcan tronçonne, segmente son énonciation. Lorsque l’étau temporel de l’orgue se relâche brusquement en fin de section, la voix ne parle plus de la même manière : d’abord son rythme est fixé précisément, syllabe par syllabe, ou, même, elle articule un texte sans qu’aucun son ne sorte!

Lorsque l’orgue revient (IIIA), ses interventions sont plus disjointes, contrastées, parfois violentes. La voix est maintenant fixée dans son parlé-rythmée. Elle répète obsessivement les slogans latins. Mais des appels très lointains de l’orgue l’amènent à s’en distraire, à répondre, à commencer à chanter. La mutation va bientôt pouvoir se produire. Les textes de Dansereau vont céder leur place aux miens. Alors que l’orgue transmute note par note un accord tenu plutôt dissonant pour le rendre plus consonant (IIIB), la voix chante, dans différents tempi, sur une note et des rythmes presqu’enfantins, quelques phrases décousues pourtant toutes reliées aux différentes dimensions évoquées par Dansereau. Il y a une sorte d’abandon un peu dépité dans ce léger délire, qui se termine par un vœu de solitude (« Sors. Je vais dormir un peu »).

Pendant ces trois parties, le hautbois et le quatuor à cordes ont constitué en quelque sorte la voix et le corps tambourinant d’un deuxième personnage, sonore celui-là, et « représentant » un shaman, un officiant, un intermédiaire qui accompagne, provoque, soutient, observe, facilite, souhaite la démarche de la protagoniste. Leur musique a été exigeante, scandée, hypnotique (IA et B), en retrait (IIA) puis gagnant en présence interventionniste (IIB), de nouveau en retrait, beaucoup plus même (IIIA) mais pour bientôt scander avec légèreté et ironie le délire enfantin de la voix (IIIB). Lorsque cette dernière décide de s’abandonner au sommeil, c’est le corps du shaman qui, en mimant le ralentissement de sa respiration, la calme et lui ouvre la porte des rêves.

Les 3 parties qui suivent « se passent » dans ce royaume. L’orgue et la voix se synchronisent peu à peu. La voix déploie ses mélodies sur un nombre de plus en plus grand de notes. Son canon rythmique avec l’orgue se rapproche de plus en plus pendant IVA jusqu’au synchronisme (séquence 8). Les mots partent de simples onomatopées enfantines mal évoluent de plus en plus vers de courts poèmes intimement liés à la musique (notes liées à des voyelles, consonnes liés à des tempi), en une invention sémantique évocatrice de la fantaisie des rêves. Le shaman abandonne son tambour pour laisser son corps (quatuor) chanter autant que sa voix (hautbois). Après une courte transition où sa voix et celle de la conscience de la protagoniste (orgue) s’appellent en alternance, tout est en place pour le duo de VA où l’orgue est à la fois synchronisé avec le hautbois et la voix en un lent contrepoint à deux couches. Le texte est celui d’un poème qui se constitue lentement, phonème par phonème, mot par mot. Au climax qui termine cette progression, le corps du shaman commence à agiter un carillon. Ceci se poursuit après le relâchement de la fin, ses étapes ascensionnelles successives (dans VB) entraînant avec elles la voix nue vers le début de l’air final.

Cet air final (VIA), partagé en alternance entre la voix et l’orgue, constitue la dernière étape de la démarche. Les mots ont laissé la place aux phonèmes-notes, à la musique et à des chants d’oiseaux, le tout formé comme une grande arche (crescendo/decrescendo, de plus en plus de notes/de moins en moins, de plus en plus aigu/retour dans le grave).

Après quoi, la Coda (VIB). L’orgue s’est tu, c’est le réveil, la voix reparle, le shaman repart, le retour aux choses simples de la réalité. Le chant d’une grive solitaire disparaît peu à peu dans l’aigu.

(Pour un enregistrement complet, voir : https://actuellecd.com/fr/album/1680/Quatuor_Bozzini/Michel_Gonneville_Hozhro)