Le « Ça » et Le Devoir

Voici la version longue d’une réponse à une chronique de Stéphane Baillargeon, traitant de la couverture médiatique de la culture. Voir : http://www.ledevoir.com/societe/medias/296503/medias-tout-sauf-ca

Une version courte de cette réponse est affichée en tant que commentaire sur la page de la chronique.

 

Précisions sur les relations entre « Ça » et Le Devoir

 

Monsieur Baillargeon

j’aurais mauvaise grâce de ne pas d’abord dire que j’ai apprécié votre chronique du 20 septembre dernier (Tout sauf ça). Vous y traitiez de l’attitude actuelle des médias vis à vis d’une certaine culture « classique » jugée intellectuelle. Le trait que vous portez au « mode jeune, branché, insignifiant et essoufflant imposé par Musique Plus » a rejoint ma propre petite théorie (volontairement simplificatrice et pas du tout scientifique) sur le Tasse-toi, mon oncle ! qu’ont pu vivre à Radio-Canada les directeurs et animateurs de la « génération des collèges classiques », remplacés par des représentants de la « génération des CEGEP ». Il est probablement dans l’ordre des choses, dans une société dynamique et moins traditionaliste comme la nôtre, que « les jeunes » se taillent une place, bousculent « les vieux » et s’entraident aussi les uns les autres, surtout lorsque un représentant des premiers (comme Sylvain Lafrance) parvient à un poste de pouvoir. C’est ainsi que le paysage médiatique a été peu à peu bouleversé au cours des 10 ou 15 dernières années, au grand dam parfois des diplômés d’avant la Réforme Parent. Ayant vécu à cheval sur les deux systèmes (4 ans de collège classique puis passage au CEGEP), j’ai moi-même pesté contre cette situation, tout en observant « dans mon Ford intérieur » (Jean Dion dixit) une certaine ambiguïté résultant du caractère hybride de ma propre culture personnelle, où Gilles Tremblay et Karlheinz Stockhausen côtoient les Beatles, Gilles Vigneault et Gentle Giant. Maintenant, je me console en remarquant que ces mêmes jeunes à qui on n’a pas inculqué (voire forcé dans la tête) le respect et la vénération des « grands chef-d’œuvres du passé », finissent tout de même par redécouvrir ces œuvres et avouer candidement : c’est don’ ben beau, ça ! Et je me dis qu’il y a de l’espoir, non pas que l’on renoue avec l’antique opposition Culture savante / culture populaire – car la seconde a maintenant elle aussi son Histoire et ses Classiques, particulièrement en musique – mais que l’on redécouvre toute la richesse que la première pouvait et peut encore offrir, pour que nous devenions de meilleurs humains.

Cela dit, il me semble que votre article occulte un aspect du vide médiatique qu’il aborde. À mon avis, en désignant Le Devoir comme exemple à suivre à cause du nombre élevé de critiques de théâtre qui y travaillent, il le disculpe sur un autre point précis. Comme je l’ai mis en évidence dans une lettre à la rédaction, qui n’a jamais été publiée malgré les 150 signatures qui l’accompagnaient (et que vous pouvez aller consulter sur le blog du Centre de musique canadienne ou sur la page Facebook Michel Gonneville, compositeur), la création musicale au Québec est une grande oubliée de la couverture médiatique actuelle, et Le Devoir, malheureusement, n’échappe pas à l’accusation. Pour vous en assurer, ne faites que considérer la place qu’accorde votre collègue Christophe Huss (par choix, par goût personnel ou par décision éditoriale ?) à la musique « classique » par rapport à la création musicale québécoise. Considérez aussi l’attention accordée chez vous à la création en arts visuels, en danse et en littérature et poésie. Alors que la création musicale est des plus dynamiques au Québec et livre périodiquement d’authentiques chef-d’œuvres à l’attention des mélomanes, les articles du Devoir qui lui sont consacrés se résument la plupart du temps à quelques lignes d’une critique qui, souvent, informe moins qu’elle cherche à véhiculer une position esthétique. Ce n’est pas le battage médiatique autour d’une tête d’affiche (André Mathieu, par exemple) qui rattrapera le silence sur les presque 70 créations que l’on pourra dénombrer au calendrier de l’actualité musicale de la saison 2010-2011. Si je ne saurais contester la compétence de monsieur Huss sur de nombreux sujets touchant la musique « classique » – je me fierais volontiers à ses conseils pour l’achat de nombreux CD –, je ne peux malheureusement qu’avoir des hésitations sur sa volonté réelle, voire sur sa capacité de comprendre, situer, mettre en lumière et faire apprécier aux lecteurs du Devoir la démarche des créateurs musicaux d’ici et les œuvres qu’ils nous proposent. Au vu de l’importance accordée récemment à certains sujets comme le salaire des chefs d’orchestre et la saga de l’un d’eux, accusé de pédophilie, je me dis qu’il y a du gaspillage d’espace-journal qui se fait, au détriment d’une culture musicale qui se crée maintenant, et qui devrait être reconnue avant que les créateurs qui en sont responsables ne soient mort, ou honorés pour leur âge avancé… Je dirais même qu’à se concentrer principalement sur les « gros morceaux » consacrés de la musique classique des siècles passés et à négliger les produits d’une création locale et internationale multiforme et basée sur d’autres nécessités, Le Devoir pourrait contribuer non pas à rendre accessible la culture classique mais plutôt à la muséifier et à la spectaculariser, voire à créer une classe de « mélomanes » qui ne s’y intéressent que pour ce qu’on en dit, pour la célébrité des jet-setters qui la représentent, ou parce que « ça flashe », tout cela sans avoir de cette culture une expérience personnelle profonde : des célibataires de l’art comme les appelle Proust, cité par Jean-Marie Schaeffer dans le livre éponyme :

 » Combien s’en tiennent là [c-à-d : aux plaisirs mondains de la conversation et du consensus esthétique] qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’Art? »

C’est pour pallier en partie à cette absence d’une chronique sur la création musicale québécoise que les compositeurs Julien Bilodeau, Patrick Saint-Denis et moi-même avons fondé le site Cette ville étrange, Malgré cette initiative, mes collègues et moi n’en attendons pas moins que Le Devoir fasse un jour amende honorable et s’engage dans la même voie que pour sa couverture du théâtre au Québec, en accroissant le nombre de ses chroniqueurs musicaux, et en choisissant les nouveaux pour leur intérêt et compétence à couvrir la création musicale québécoise, au plus grand bénéfice de ses lecteurs et abonnés (dont je suis !).

À ce moment-là, on pourra dire que Le Devoir « fait ce que doit » et s’intéresse vraiment à Tout sur Ça…

 

Michel Gonneville, compositeur

 

Fév 1, 2016 | Publié par dans Carnet | Commentaires fermés sur Le « Ça » et Le Devoir