Pour une chronique de la création musicale au Devoir

Une lettre intitulée « Pour une chronique de la création musicale québécoise » a été envoyée à la rédaction du journal Le Devoir le 28 mars 2010. Cette lettre incluait une liste de 150 personnes qui en approuvaient le contenu. La continuation de la situation qui y était décrite a mené à la fondation du site Cette ville étrange par Julien Bilodeau, Patrick Saint-Denis et Michel Gonneville.

 

Pour une chronique de la création musicale québécoise

 

Lettre ouverte à la direction du quotidien Le Devoir

 

Nous, les soussignés, compositeurs, interprètes et mélomanes intéressés, voulons profiter de l’occasion de la publication récente de l’article La critique culturelle au Devoir : jamais complaisante, parfois source de polémiques (6 mars 2010) pour souligner ce qui nous apparaît comme une lacune consternante dans l’économie éditoriale actuelle du Devoir : nous voulons parler de l’absence d’informations éclairées et éclairantes sur la création musicale québécoise.

S’il peut se réjouir qu’un premier recueil de poésie, que le premier spectacle d’un jeune chorégraphe ou que l’exposition d’une artiste visuelle tout juste diplômée se méritent jusqu’à une demi-page, dans un quotidien qui dit accorder « une place de premier plan » à la couverture de la vie culturelle, le lecteur du Devoir peut-il se dire aussi bien informé de la démarche des jeunes créateurs musicaux québécois ? Peut-il suivre avec la même acuité, à travers leurs œuvres, l’évolution de compositeurs d’expérience ? À ces deux questions, il faut malheureusement répondre non. La raison tient entre autres à la forme qu’empruntent les écrits sur la musique dans Le Devoir.

À l’heure actuelle, Le Devoir offre principalement à ses lecteurs des critiques de concert, des recensions critiques de CD et quelques « prépapiers » relatifs à des événements à venir. Le nombre de ces écrits par semaine est limité par le type de contrat accordé au collaborateur qui travaille pour le journal. L’offre de concerts à Montréal (ou au Québec) étant considérable, un choix doit inévitablement être fait. Or, la place accordée actuellement dans ces écrits à la musique du passé est énorme, et la création musicale québécoise en est pratiquement absente.

Il manque aux pages du Devoir une chronique de la création musicale québécoise qui soit déliée de la critique de concert ou de la trop rare parution de CD, qui soit surtout branchée sur l’actualité et informe adéquatement le lecteur sur la démarche de nos créateurs musicaux, dans un langage accessible. Le nombre et la qualité des œuvres créées chaque année chez nous justifient amplement l’existence et la régularité d’une telle chronique.

Lorsqu’on considère les conditions de son exercice, la critique de concert ne peut prétendre à la même qualité qu’une chronique. Le plus souvent, la critique rend compte d’un événement sans reprise : à qui sert-elle alors, sinon aux générations futures qui voudront savoir ce qui se créait en 2010…? De plus, les concerts sont rarement monographiques et peuvent cumuler créations et œuvres du répertoire. Conséquence : l’espace alloué à une création se réduit d’autant. Enfin, rédigée rapidement de façon à respecter l’heure de tombée, peut-elle vraiment être le lieu d’une évaluation sérieuse et pondérée d’une œuvre nouvelle?

La rédaction d’une chronique telle que nous la désirons réclame de son auteur une connaissance approfondie des préoccupations des créateurs locaux et aussi des nécessités qui président à la genèse des courants musicaux internationaux. Cette connaissance peut s’appuyer sur les sources traditionnelles de documentation (concerts, CD, rencontres et entrevues avec les créateurs, livres, revues ou articles spécialisés) mais aussi sur les nouvelles sources disponibles : sites web personnels de compositeurs ou sites institutionnels (ex. les centres de documentation comme le Centre de musique canadienne, Empreintes Digitales, les blogues ou sites de radios publiques comme Radio-Canada, concerts en balado-diffusion (live streaming)), etc. La production internationale et locale de nouvelles œuvres étant immense et diversifiée (musiques de toutes tendances et de tous genres, électroacoustique, actuelle, art sonore, etc.), on conçoit que, pour faire autorité, la compétence souhaitée dans ce domaine requiert un investissement personnel considérable.

Par ailleurs, à notre avis, une telle chronique ne peut pas être le simple exutoire des préférences de son auteur. Si une évaluation des créations peut y être tentée, celle-ci devrait s’appuyer sur une connaissance la plus large possible de la réalité de la création musicale et sur une sensibilité réelle et ouverte, en s’articulant à partir des objectifs que se sont assignés les créateurs dans le cadre de leur démarche, ainsi qu’à l’aune des courants esthétiques locaux et internationaux. Dans cette perspective, le rattachement à la tradition ou aux habitudes d’écoute, ou la ressemblance avec les œuvres du passé ne sauraient être les seuls critères mesurant la qualité d’une création musicale. La dynamique évolutive de la musique doit être prise en considération, à travers tous ses modes d’expression.

En cette année anniversaire, Le Devoir doit se rendre compte de cette lacune importante dans sa couverture actuelle de la vie culturelle québécoise, une lacune qui contribue à laisser à la marge de la conscience collective un grand nombre de propositions musicales de qualité au Québec. Pour paraphraser le critique musical actuel du Devoir, les Dix compositions québécoises de la décennie ont déjà été écrites, selon une grande variété de langages et de tendances esthétiques et elles ont été créées par des interprètes de haut niveau dont nous avons toutes les raisons d’être fiers. Pour découvrir ces œuvres, pour les faire connaître au lecteur curieux du Devoir, pour contribuer à leur intégration au sein de la culture québécoise, il faut donc, et de toute urgence, instaurer une chronique éclairée et éclairante de la création musicale, québécoise au premier chef, canadienne et internationale au second, qui aille au-delà des quelques lignes d’une critique écrite trop rapidement. Le Devoir offre souvent cette double attention (chronique, critique) à plusieurs œuvres ou créateurs dans les domaines artistiques autres que la musique. La création musicale québécoise réclame et mérite la même considération. Plusieurs personnes bien formées et informées pourraient exceller à remplir cette fonction. Il faut impérativement leur offrir cette tribune.

 

Michel Gonneville

compositeur

 

et 150 signataires (62 compositeurs; 43 interprètes; 28 artistes, musicologues et mélomanes; 17 doctorants et étudiants)

Fév 1, 2016 | Publié par dans Carnet | Commentaires fermés sur Pour une chronique de la création musicale au Devoir